14 ans de la révolution en Tunisie : comment Kaïs Saïed a détricoté les libertés publiques

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14 ans de la révolution en Tunisie : comment Kaïs Saïed a détricoté les libertés publiques (1)
AP Photo/Anis Mili
Mis à jour le
16 janvier 2025 à 11:30
par Pierre Desorgues

En quelques années, le président Kaïs Saïed a changé la nature du régime politique né de la révolution de 2011. Les libertés publiques comme la liberté de la presse sont remises en cause par le pouvoir tunisien.  Pourtant le président Saïed  et malgré une situation économique qui reste difficile, reste populaire. Comment expliquer le maintien d'une base populaire pour le nouveau régime ? Analyse et entretien avec Hatem Nafti, auteur de "Notre ami Kaïs Saïed, essai sur la démocrature tunisienne". 

TV5MONDE : 14 ans après la fuite de Ben Ali, que reste-t-il de la révolution tunisienne ? 

Hatem Nafti :  la Tunisie pendant 10 ans a connu un réel processus de démocratisation.  On a ainsi assisté à un toilettage des lois très répressives des années du régime de Ben Ali. 

Un régime parlementaire a été mis en place avec une législation libérale au sens politique  avec la liberté de la presse, la liberté d'association et la liberté politique. Mais cela s'est accompagné d'un chaos, notamment socio-économique mais aussi sécuritaire avec des épisodes de terrorisme. La crise sanitaire avec le COVID 19 a durement frappé la Tunisie, notamment en 2021. 

La première chose qu'a entreprise Kaïs Saïed après son coup d'Etat du 25 juillet 2021 c'est de détricoter toutes les avancées institutionnelles

Et c'est à partir de cette situation que Kaïs Saïed a été élu avec très peu de prérogatives. Il a alors décidé de mettre en place l'article 80 de la Constitution. Cet article est l'équivalent de l'article 16 de la Constitution française qui instaure un état d'exception. A partir de là, il a mis en place un régime autoritaire.

L'espace des libertés a beaucoup reculé. On constate un retour de la peur. Les promesses sociaux et économiques de la révolution n'ont pas été tenues. Kaïs Saïed et ses partisans ont fait comprendre aux Tunisiens qu'un retour à un régime autoritaire permettrait de régler la situation socio-économique. Mais pour l'instant ce n'est pas le cas. 

TV5MONDE : Comment Kaïs Saïed a pu mettre fin au régime de libertés mis en place après la révolution tunisienne ? 

La première chose qu'a entreprise Kaïs Saïed après son coup d'Etat du 25 juillet 2021 c'est de détricoter toutes les avancées institutionnelles. Entre 2011 et 2021, des mesures législatives ont été votées précisément pour éviter un retour à la dictature. Le régime politique issue de la révolution était un régime avec un parlement puissant et une grande décentralisation et une autonomie des collectivités territoriales.  

Kaïs Saïed, lui, a mis en place un régime hyper présidentiel avec un président qui a les pleins pouvoirs. Le parlement n'a plus que des pouvoirs très limités. 

Les gens ne doivent plus s'exprimer, sauf pour dire du bien du régime.

Le président devient une sorte de guide suprême de la République tunisienne. En revanche, dans les textes, en tous cas dans la Constitution de 2022, on a préservé formellement les libertés obtenues, notamment 20 garanties dans la Constitution de 2014, la liberté de conscience, la liberté de la presse, la liberté d'expression.

Mais tout ceci a été contrebalancé notamment par une législation qui s'appelle le décret-loi 54. C'est un décret-loi, décidé tout seul par la président de la République qui permet notamment de revenir sur les avancées en matière de liberté d'expression.

TV5MONDE : Comment cela se traduit-il ? 

En 2011, on amis en place une législation qui, notamment en matière de délits de presse, ne prévoit quasiment jamais des délits de prison. Aujourd'hui, ce qui change c'est le décret pris par le président contre les 'fake news.' 

 2, 5 millions de Tunisiens ont voté pour le président.

Ce décret est utilisé contre toute critique du régime et contre toute critique du gouvernement ou de l'administration. Cela fait encourir à la personne poursuivie des peines de prison pouvant aller jusqu'à 10 ans de prison et une très forte amende. 

Les enfermements d'opposants, de journalistes et d'avocats se sont multipliés ces derniers temps. Il y a eu cette affaire largement médiatisé, celle de l'avocate et chroniqueuse de télévision, Sonia Dahmani. Celle-ci a critiqué les propos de Kaïs Saïed contre les Africains subsahariens en Tunisie, accusés de vouloir "remplacer" les Tunisiens. 

Face au propos de Kaïs Saïed elle a fait un trait d'humour. "Qui voudrait coloniser ce si beau pays qu'est la Tunisie ? ".

Pour ce trait d'humour, elle a été condamnée à un an de prison en première instance. L'idée est de faire peur. Les gens ne doivent plus s'exprimer, sauf pour dire du bien du régime.

TV5MONDE : Malgré toutes ces entraves aux libertés publiques Le régime a une base sociale, une base populaire. Qui sont les gens qui soutiennent Kais Saied ?

Le 6 octobre 2024, il y a une élection présidentielle remportée haut la main par un homme avec plus de 90% des voix. Mais le taux d'abstention est resté très important avec un peu plus de 73% des inscrits. Il a également écarté ses opposants. Mais il est vrai que 2, 5 millions de Tunisiens ont voté pour lui. 

Comment expliquer ce soutien ? Le premier élément important c'est la recherche de stabilité. La révolution tunisienne a créé une véritable instabilité avec les gouvernements? Il y avait quasiment un gouvernement par an, des coalitions de bric et de broc qui tombaient à la première crise ainsi que des alliances contre-nature.

Une partie de la popularité de ce régime tient à ce narratif complotiste qui arrive à le décharger de toute responsabilité. 

La rhétorique du président de la République a également une certaine efficacité auprès de la population. C'est une rhétorique complotiste. Il explique tout par la théorie du complot. C'est quelque chose de puissant, d'un coté cela donne l'impression d'un danger imminent touchant la Tunisie. Donc cela permet de créer une crainte généralisée. 

Cela permet d'un autre côté de voir que le président de la République est en train de lutter contre tous ces complots. C'est un narratif puissant qui fonctionne. Pour des citoyens lambda, il est en train de "nettoyer le pays". Il est en train de "lutter contre les corrompus, contre la corruption". 

Et c'est un discours qui est puissant, qui permet en tous cas au régime actuel pour l'instant de perdurer et surtout de ne plus être comptable du bilan économique et sociale. Le chômage est toujours là, à des niveaux importants. La pénurie alimentaire reste présente. 

Une partie de la popularité de ce régime tient à ce narratif complotiste qui arrive à le décharger de toute responsabilité. Ce discours permet au régime de ne pas rendre de comptes. 

TV5MONDE : Existe-t-il des noyaux de résistance au régime de Kaïs Saïed ?

Il existe des groupes de résistance qui se mettent en place. Mais ils n'arrivent pas réellement à toucher l'opinion publique. Chez une grande partie des Tunisiens on constate une forme de lassitude. Les gens ne suivent plus au quotidien les remises en cause des libertés publiques par le régime. On constate cependant une sorte de "joie mauvaise". 

Les avocats, le journalistes, les patrons d'ONG sont perçus comme des gens puissants. Il n'y a pas d'empathie pour eux lorsque ces personnes sont jetées en prison. On trouve de nombreux commentaires sur les réseaux sociaux comme : "Il l'a bien cherché."

Il y a globalement une forme d’indifférence générale. Les Tunisiens sont plus préoccupés par les questions d’approvisionnement, d'emploi. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 













 

 

 

 

 

Et c'est à partir de cette situation. que le président en place