Au Nigeria, bergers peuls contre agriculteurs chrétiens, comprendre les violences dans le centre du pays

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Au Nigeria, bergers peuls contre agriculteurs chrétiens, comprendre les violences dans le centre du pays (1)
Obsèques à Makurdi, dans le centre du Nigeria, le 11 janvier 2018. Plus de 70 personnes ont alors été tuées dans une série d'attaques attribuées à des bergers peuls.
© AP Photo
Mis à jour le
14 janvier 2021 à 06:35
par Matthieu Vendrely

Des combattants peuls préparent-ils un génocide des chrétiens dans le centre du Nigeria ? La secte islamiste Boko Haram est-elle en train de s’étendre par le biais de miliciens musulmans ? Un récent reportage de l’écrivain français Bernard-Henri Lévy répond clairement « oui », mais chercheurs et journalistes sur place rejettent ces affirmations.

Au Nigeria, on massacre les chrétiens”. C’est sous ce titre que l’écrivain français Bernard-Henri Lévy a publié au mois de décembre dans l’hebdomadaire Paris Match, un reportage dans la Middle Belt, la vaste région du centre du Nigeria entre le nord musulman et le sud chrétien. Se qualifiant de lanceur d’alerte, BHL, qui reconnaît avoir passé "une courte semaine" dans la région, y a recueilli des témoignages qui lui permettent d’affirmer que nous sommes en situation de “pré-génocide” perpétré par ceux qu’il qualifie de “miliciens fulanis”. 

Qui sont les Fulanis ?

Fulanis est le terme utilisé en anglais et en haoussa. En français on parle de Peuls. Cette communauté très majoritairement musulmane représente entre 35 et 50 millions de personnes sur une grande partie de l’Afrique occidentale, dans une quinzaine de pays du Sahel au total.
Selon Vincent Foucher, chercheur au CNRS et co-signataire d'une tribune en réponse à l'article de Bernard-Henri Lévy, "les Peuls sont souvent vus comme une communauté de gardiens de bétails, mais en réalité il y a énormément de Peuls qui vivent en ville, il y a énormément de cadres, dont le président du Nigeria, Muhammadu Buhari"

© TV5MONDE

Spirale de violence

Dans un rapport publié fin 2018, l’ONG Amnesty International abordait cette crise entre éleveurs peuls et agriculteurs chrétiens et évoquait un bilan de plus de 3600 morts entre début 2016 et octobre 2018. L’organisation International Crisis Group s’est également penchée sur le sujet. En juillet 2018, elle posait la question de « la spirale de violence entre bergers et fermiers ». Car c’est bien de cela dont il s’agit, nous explique Célia Lebur, journaliste de l’Agence France Presse en poste à Lagos, la capitale économique du Nigeria : « Dans la Middle Belt, il y a de nombreuses terres fertiles et par conséquent beaucoup d’agriculture et beaucoup d’élevage. Les Peuls qui sont nomades ou transhumants viennent généralement du nord pour utiliser ces terres ».

Cette situation est ancienne, mais comment expliquer qu’elle ait pu générer des violences au cours des cinq dernières années ? Pour Bernard-Henri Lévy, la réponse est claire : entre les Peuls musulmans et les agriculteurs chrétiens, un nouveau front du Djihad s’est ouvert dans la région. L’écrivain questionne : « Demeurera-t-on les bras croisés tandis que l’internationale islamiste, contenue en Asie, combattue en Europe, défaite en Syrie et en Irak, ouvre un nouveau front sur cette terre immense où ont coexisté, longtemps, les fils d’Abraham ? C’est tout l’enjeu de ce voyage au cœur des ténèbres nigérianes ».

Pour Célia Lebur, l’explication est tout autre : « Il s’agit d’un conflit extrêmement complexe, un conflit à couches multiples. Il est lié à des données climatiques et géographiques, les sécheresses de plus en plus longues obligeant les éleveurs du Nord à descendre plus au Sud et à y rester plus longtemps. Il y a également l’explosion démographique, une donnée très importante ! Le Nigeria compte aujourd’hui 200 millions d’habitants et sera, dans trente ans, le 3e pays le plus peuplé de la planète ! Cela accentue la compétition pour l’accès aux ressources et aux terres. Par conséquent, la rivalité s’est accentuée entre des groupes qui n’ont pas les mêmes modes de vie, qu’ils soient sédentaires ou nomades. En outre, ces personnes ont des religions différentes ou appartiennent à des groupes ethniques différents. Par le passé, ils ont pu connaître des tensions qui se réveillent, mais le facteur religieux n’est pas déterminant ».

Des liens avec Boko Haram ?

Selon Bernard-Henri Lévy, le lien est évident entre les "milices fulanis" de la Middle Belt et la secte Boko Haram qui trouve ses origines dans le Nord-Est du Nigeria. "Les deux sont liées, naturellement", écrit-il. "Je comprends qu'il y a là un Boko Haram élargi ; un Boko Haram en extension et rampant ; un Boko Haram délocalisé, villagisé, démultiplié ; un Boko Haram qui a traversé les frontières où le monde le pensait cantonné et qui sème, partout, les graines de la tuerie ; bref, une forêt de crimes fulanis que cachait l'arbre de Boko Haram".
L'écrivain cite alors un humanitaire américain lui ayant rapporté "des stages en brousses, dans l'Etat de Borno, pour volontaires fulanis". Un autre lui aurait relaté l'existence d'instructeurs "envoyés par Boko Haram pour initier les meilleurs des Fulanis au maniement des armes de guerre et leur permettre de dépasser l’âge des machettes".

Ce lien évoqué par Bernard-Henri Lévy entre Peuls et Boko Haram fait bondir les bons connaisseurs du Nigeria. "Boko Haram est né dans une région qui n'est pas fulani mais d'ethnie kanouri, souligne Vincent Foucher, chercheur au CNRS en France. Il y a effectivement beaucoup de Fulanis du Nord-Est qui ont rejoint Boko Haram, mais il y en a surtout énormément qui ont été tués par Boko Haram, ou qui ont perdu leur troupeau. Et c'est d'ailleurs une partie du problème : ces Fulanis qui ont quitté les zones où agit Boko Haram se sont déplacés vers d'autres zones du Nord et du Centre du Nigeria, et cela participe à la tension".

<p>4 mai 2015, Des femmes peules ayant fui la menace Boko Haram dans la forêt de Sambisa (Nord-Est du Nigeria) trouvent refuge plus au sud, à Yola.</p>

4 mai 2015, Des femmes peules ayant fui la menace Boko Haram dans la forêt de Sambisa (Nord-Est du Nigeria) trouvent refuge plus au sud, à Yola.

© AP Photo/Sunday Alamba

Passivité ou complicité des autorités ? 

Dans leurs rapports publiés en 2018, Amnesty International et International Crisis Group en appellent toutes deux aux autorités nigérianes.
Pour les deux organisations, le président Buhari, mais aussi l'armée sont coupables de passivité et doivent agir pour mettre fin aux violences dans la Middle Belt. Bernard-Henri Lévy, lui, va plus loin, et évoque une responsabilité coupable du pouvoir nigérian : "L’état-major de l’armée nigériane est fulani. L’administration tout entière est noyautée par les Fulanis. Et le président Buhari, ce mixte africain d’Erdogan et MBS (le prince héritier d'Arabie saoudite) qui a déjà régné, entre 1983 et 1985, à la suite d’un coup d’Etat et qui tient, aujourd’hui, grâce aux subsides d’Ankara, du Qatar et des Chinois, est lui-même un Fulani."

"C'est extrêmement excessif !" s'étrangle Vincent Foucher. "Le régime nigérian est fondé sur un équilibre compliqué entre les différentes communautés. Il est difficile d'avoir des chiffres très clairs mais l'on considère que le pays est à moitié musulman et à moitié chrétien, et nous sommes toujours dans une sorte d'équilibre et de partage avec, par exemple, un vice-président chrétien aux côtés du président musulman"

Le chercheur reconnaît que cet équilibre peut connaître des ratés avec "certains gouverneurs ou responsables militaires locaux favorables à telle ou telle communauté, et pas forcément les Peuls. Mais l'idée que l'armée serait fulani est totalement erronée. Affirmer que le président Buhari favoriserait les musulmans est tout à fait excessif. Quant à en faire un islamiste en le comparant à Erdogan ou aux Wahhabites saoudiens, nous sommes très loin de la réalité !"

Accélération génocidaire

Dans un entretien accordé en décembre au site français Arrêt sur images, Bernard-Henri Lévy (que nous avons sollicité sans succès, mais qui, sur son site, a répondu aux experts dont Vincent Foucher qui critiquaient son travail) précise que le Nigeria se trouve aujourd'hui "dans une situation qui devrait rappeler, à ceux d'entre nous qui ont un peu de mémoire, celle du Darfour, du sud-Soudan et du Rwanda avant l'accélération génocidaire". 
Pour Vincent Foucher, "on ne peut jamais exclure qu'une situation aboutisse à quelque chose de très violent, mais en réalité ce sont des violences locales, rurales, et nous sommes loin du génocide !"
Avant de conclure, en référence au déséquilibre des témoignages recueillis par Bernard-Henri Lévy : "D'une certaine manière, c'est en se faisant l'écho, sans nuance et sans critique, de la position de l'un des camps, que l'on risque de favoriser la montée en tension et de durcir les clivages !".
 

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