Côte d'Ivoire : la victoire à la CAN, un avantage politique majeur pour Ouattara

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Côte d'Ivoire : la victoire à la CAN, un avantage politique majeur pour Ouattara (1)
(Photo AP/Themba Hadebe)
Mis à jour le
14 février 2024 à 13:29
par Nadia Bouchenni

Après un scénario plein de surprises, la CAN 2023 s’est terminée sur le sacre du pays hôte, la Côte d’ivoire, le 11 février 2024. A un an de la présidentielle de 2025, cette victoire sportive peut-elle bénéficier politiquement et économiquement au pouvoir du président Alassane Ouattara ? Éléments de réponse avec Jean-Baptiste Guégan, spécialiste en géopolitique du sport et auteur de nombreux ouvrages dont “Géopolitique du sport”, chez Bréal (2017).
 

TV5MONDE : Les Eléphants ivoiriens ont été reçus au palais présidentiel, ce mardi 13 février. Quels bénéfices politiques le président Ouattara peut-il en tirer ?

Jean-Baptiste Guégan, spécialiste en géopolitique du sport, auteur de “Géopolitique du sport”, chez Bréal (2017) : Un bénéfice énorme. C’est lui qui inaugure la CAN, chez lui, qui reçoit l’Afrique, en tant que président du pays organisateur. Et c'est lui qui remet la Coupe. C’est à lui que le patron de la FIFA, Gianni Infantino, et celui de la CAF, Patrice Motsepe, donnent le trophée. Il touche la Coupe avant même le capitaine des Éléphants, Max Gradel. 

On a déjà là une véritable politisation. En Afrique, le sport est une des composantes de l’émancipation, via la décolonisation des peuples africains. Et cela accompagne vraiment leur identité d’État-Nation. Ils renouent avec une certaine trajectoire.

Dans le cas de la Côte d’Ivoire, un autre scénario qu’une victoire aurait constitué un revers politique. On l’a vu après la défaite 4-0 face à la Guinée. Il y a eu des pressions politiques de premier plan. On a cherché à recruter Hervé Renard, sélectionneur de l'équipe de France féminine. Le sélectionneur français des Éléphants Jean-Louis Gasset a été gentiment invité à rentrer en France et son adjoint ivoirien Emerse Fae à prendre les rênes. Tout cela était de l'ordre de l'affaire d'État.

Il y a tout l'imaginaire du président omnipotent, du leader charismatique, panafricain de surcroît. Jean-Baptiste Guégan, spécialiste de géopolitique dans le sport

Le chef de l’État Alassane Ouattara gagne dans le stade qui porte son nom alors qu'il y a la présidentielle qui va arriver en 2025. À ma connaissance, il y a peu d’États dans lesquels les présidents ou dirigeants ont un stade à leur nom. Pour Ouattara, il y a une vraie continuité.

TV5MONDE : Il part avec un avantage supplémentaire pour l'élection l'année prochaine grâce à cette victoire sportive ? 

Jean-Baptiste Guégan : Il a d'abord l'avantage en termes d'image. Ouattara est celui qui fait gagner. Il est le père de la Nation. Et derrière cela, il y a tout l'imaginaire du président omnipotent, du leader charismatique, panafricain de surcroît. Il y a aussi cette image du manager du pays en termes d'organisation, puisque la CAN est réussie. 

Surtout, la Côte d'Ivoire est un pays jeune. La jeunesse va se mobiliser, elle sera pro-Ouattara parce que c'est celui qui accompagne la victoire. Il y a donc une prime à la victoire. C’est indéniable.

Inversement, si la Côte d'Ivoire avait perdu, il y aurait eu des risques d’émeutes, de tensions et Ouattara aurait été présenté comme responsable.  

Tout le monde sait que la présidentielle est liée à la CAN. Le grand gagnant est la sélection nationale, mais celui qui va en tirer profit, outre l'image du pays et son attractivité, c'est d'abord le président ivoirien. Jean-Baptiste Guégan

TV5MONDE : La victoire sportive à la CAN a-t-elle préservé la stabilité du pays ? 

Jean-Baptiste Guégan : En matière de sécurité, cela s'est très bien passé, tout a été contrôlé de bout en bout. On est dans cette logique de réussite sur tous les plans, notamment celui de la campagne de communication, menée par la Côte d'Ivoire depuis qu'ils ont obtenu l’organisation de la CAN.

Tout le monde sait que l'élection présidentielle sera liée à cette CAN. Le grand gagnant est la sélection nationale, mais celui qui va en tirer profit, outre l'image du pays et son attractivité, c'est d'abord le président ivoirien. 

TV5MONDE : En 2010, le pays s'est fracturé sur le concept de l'ivoirité. Où en est-on aujourd’hui sur cette identité ivoirienne quand on voit la mixité affichée de la sélection nationale ?  Est-ce encore un sujet ? 

Jean-Baptiste Guégan : L'idée de l'ivoirité avait en effet fracturé le pays. Nous sommes maintenant sur une ivoirité qui est plus composite. Nous sommes face à la réunion, sous le même maillot, des Ivoiriens du pays, des Ivoiriens de la diaspora et des Ivoiriens de la diaspora qui sont rentrés au pays. Le tout avec un sélectionneur qui a fait une partie de sa carrière en Europe mais qui est Ivoirien, Emerse Faé. La Côte d’Ivoire s'affirme dans sa diversité. C'est une ivoirité qui est plus positive. 

Le discours est magnifique. S'il est utilisé politiquement, c'est très rentable. De surcroît, c'est une très belle image pour chercher de l'argent de bailleurs internationaux et attirer des investisseurs et des touristes.

Les opposants sont condamnés au silence, parce que on n'attaque pas un président qui gagne. Jean-Baptiste Guégan

TV5MONDE : Cette victoire peut-elle profiter aux autres potentiels candidats à la prochaine élection présidentielle ? 

Jean-Baptiste Guégan : Nous ne sommes pas prêts de les entendre. A part féliciter l’équipe, pour le moment, ils ne pourront rien dire d’autre. La force des images qu’on a vues ce dimanche 11 février au soir, c’est Ouattara, avec le trophée. 

Les opposants sont condamnés au silence, parce que on n'attaque pas un président qui gagne et parce que la critique est inaudible. Justement parce que l'image de la victoire écrase tout.

Et puis il a le soutien des joueurs et des anciens joueurs. Dans les tribunes, il y avait Didier Drogba, et tous les autres à ses côtés. A priori il y a peu de chances qu'un opposant soit suffisamment fort pour pouvoir affecter cette image et donc finalement convaincre. Il sera médiatiquement écrasé.

En l'occurrence, cela a été fait très intelligemment : les larmes de Ouattara quand il a le trophée, l'image de sa femme, le costume traditionnel, la référence à Nelson Mandela avec la casquette [le président sud africain portrait une casquette à l’éfigie de son pays, lors de la finale de coupe du monde de rugby de 1995, remportée par l’Afrique du sud, ndlr]. Il porte la casquette de la Nation. Il y a une vraie stratégie d'exposition médiatique.

TV5MONDE : Cette victoire sportive peut-elle aussi influencer d'une autre manière la vie politique ivoirienne ou donner des envies de carrière politique à des acteurs du monde sportif ?

Jean-Baptiste Guégan : En Afrique, il y a une tendance. On voit de plus en plus de sportifs s'engager. Il y a l'exemple de Georges Weah, Américano-Libérien qui est devenu président du Libéria de 2018 à 2024.

En Côte d’Ivoire, il y a le cas Didier Drogba. Il a essayé de prendre la tête de la Fédération ivoirienne de football, mais a échoué. Tout le monde savait que s'il prenait la Fédération, il pourrait briguer autre chose à terme. Drogba, c'est aussi l’appel à la paix, que le capitaine des Éléphants avait lancé en 2005 et qui avait fonctionné pendant un certain temps. La sélection ivoirienne avait réussi à faire l’unité et a permis aux rebelles de rencontrer le pouvoir en place. Cela a compté. 

Au Cameroun, il y a la figure de Samuel Eto’o également. Un peu partout, des leaders sportifs commencent à prendre conscience qu’ils peuvent prétendre à autre chose, notamment quand ils réussissent sportivement et financièrement. 

Cela ne veut pas dire que ce sont des projets gagnants. En tout cas, il s'agit surtout d’internationaux qui ont évolué à l’étranger et qui ont déjà une manne financière leur permettant de ne pas être dépendants d'autres pouvoirs.

TV5MONDE : Cette CAN a été appelée “CAN du siècle” sur les réseaux. L’investissement total de la Côte d’Ivoire a été énorme  avec plus d’un milliard d’euros annoncés de dépenses pour les infrastructures et l’accueil des différents acteurs. Quel genre de retour sur investissement le pays peut-il espérer ?

Jean-Baptiste Guégan : Les stades ont été construits par la Chine. Donc il y a de fait un retour sur investissement, lié au renforcement de l'amitié sino-ivoirienne, qui sert les intérêts des deux côtés. En termes d'image, il y a toute la stratégie développée par la CAN depuis qu'ils ont obtenu l’organisation de cette édition [avec le plan “Sublime Côte d’Ivoire” pour faire décoller le tourisme, NDLR]. 

Chaque événement sportif, en vérité, est un accélérateur d'aménagement du territoire. Jean-Baptiste Guégan

L'idée était de travailler l'image de marque nationale, ce qu'on appelle le branding ivoirien, de manière à développer à la fois son rayonnement et son attractivité. 

Ce milliard d'euros d'investissement n'est pas lié uniquement au foot. Il est lié d'abord à des travaux d'infrastructures qui ont permis d'accélérer le développement et le sérieux de l'État ivoirien et donc l'attractivité de la Côte d'Ivoire. Chaque événement sportif, en vérité, est un accélérateur d'aménagement du territoire.

On justifie l'aménagement par l'événement sportif. On crée une sorte de consensus au sein de l'opinion publique locale.

Les journalistes étrangers l’ont constaté. Il a été beaucoup plus facile de circuler en voiture en Côte d’Ivoire pendant cette CAN qu’au Cameroun ou en Égypte. Ils ont été surpris du niveau de l’organisation, de la qualité des pelouses. La compétition a été suivie par plus de 150 médias ; 175 pour la finale.

L'image internationale de la Côte d'Ivoire est donc positive et moderne, avec des stades que l’on trouvait jusque-là en Europe, Amérique du Nord, ou dans certains pays d’Asie et une ambiance festive.

TV5MONDE : Quelles perspectives va permettre cette offre d’infrastructures modernes, avec tous ces stades ? L’organisation de plus de compétitions ? 

Jean-Baptiste Guégan : Il faut prendre conscience que le sport international représente à peu près 2% du PIB mondial. L'économie du sport dans le PIB africain représente quant à elle 0,3 %. L'Afrique, elle, va représenter à l'horizon 2050, quasiment la moitié de la jeunesse mondiale.

On commence vraiment à avoir en Afrique le développement d'une filière qui vise à concevoir le stade non pas simplement comme un outil dont on se sert une dizaine de fois dans l'année, mais comme quelque chose qui permet de travailler sur du développement autour. Jean-Baptiste Guégan

Aujourd'hui, le sport est un élément de développement et de croissance. On voit dans tous les pays qui développent des programmes sportifs qu’une industrie du divertissement et du sport se crée autour de cela. Pour l'instant, c'est en gestation un peu partout, mais au Maroc cela fonctionne déjà. On le voit en Égypte, on commence à le voir au Sénégal avec la perspective justement des Jeux olympiques de la jeunesse en 2025.

Ces stades, ce sont des outils pour la suite, pour accompagner le développement sportif des filières. Le championnat de Côte d'Ivoire est dans les six meilleurs en Afrique, selon la CAF. Avec de telles infrastructures, vous pouvez prétendre à organiser par exemple, la prochaine édition de l'Africa Football League, la nouvelle compétition lancée par la CAF. Vous pouvez prétendre à organiser la Coupe du monde des Clubs, à moyen terme les Jeux olympiques de la jeunesse.

On commence vraiment à avoir en Afrique le développement d'une filière qui vise à concevoir le stade non pas simplement comme un outil dont on se sert une dizaine de fois dans l'année, mais comme quelque chose qui permet de travailler sur du développement autour. C'est le cas en Côte d'Ivoire.

TV5MONDE : La victoire de l’équipe nationale joue-t-elle un rôle dans cette stratégie ? Peut-elle être un accélérateur ? 

Jean-Baptiste Guégan : Sans la victoire, cela aurait été déjà une réussite. Mais la victoire a été un accélérateur. Toutes les images positives que vous allez garder et toutes celles que vous trouverez quand vous chercherez quelque chose sur la Côte d'Ivoire viendront de cela, de la finale gagnée. C’est un démultiplicateur. Vous avez l'image de la fête, des Ivoiriens accueillants.

Pour un touriste américain qui voyage en Afrique, la Côte d'Ivoire devient attractive. La sécurité est un élément en plus, à l'heure où, pour un Européen, a fortiori pour un Français, l'Afrique peut apparaître comme un endroit moins sûr, d'où la France est chassée, en proie à la désinformation russe et à une violence croissante avec une multiplication des attentats. En Côte d'Ivoire, il n’y a pas eu de problème. Il n'y a aucun journaliste français qui a été violenté, agressé, ciblé. C’est un message fort.