Géopolitique : la Turquie suit son plan en Libye

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Le président turc, Recep Tayyip Erdogan (à droite), et Fayez el-Sarraj, président du Gouvernement d'union nationale (GNA), reconnu par la communauté internationale, à Ankara, le 4 juin dernier. 
Associated Press
Mis à jour le
9 janvier 2021 à 12:35
par Romain Sinnes
Au lendemain de l'appel du maréchal Haftar à "chasser l'occupant", le ministre turc de la Défense a rencontré des officiels libyens à Tripoli. Selon le chercheur à l'institut Initiative Globale contre le Crime Organisé Transnational, Jalel Harchaoui, l'interventionnisme turc est tout sauf irraisonné.
Le ministre turc de de la Défense, Hulusi Akar, s’est entretenu, samedi 26 décembre, avec des responsables libyens du Gouvernement d’union nationale (GNA), reconnu par l’Organisation des Nations unies. Objet de la discussion : la tactique à adopter quant à une éventuelle riposte en cas d’offensive du maréchal Khalifa Haftar. Ce dernier, homme fort de l’est du pays, avait appelé, la veille, dans un discours à l’occasion du 69ème anniversaire de l’indépendance du pays, à « reprendre les armes » pour « chasser l’occupant » turc. Selon Jalel Harchaoui, chercheur à l’institut suisse  Initiative Globale contre le crime organisé transnational (GI-TOC), les agissements turcs répondent à une démarche « méthodique » depuis un an.

TV5MONDE : comment interpréter la visite du ministre turc de la Défense à Tripoli au lendemain des déclarations du maréchal Khalifa Haftar, l'homme fort de l'est libyen ?

Jalel Harchaoui : Il ne faut pas présupposer que la Turquie « joue » en Libye. La visite du ministre turc n’est en rien liée aux propos du maréchal Haftar la veille. Ce que fait la Turquie depuis un an en Libye est méthodique. Certes, son leader, Erdogan, fait le « spectacle » avec des interventions qui sont provocatrices, polémiques, intempestives. Mais sur un plan strictement technique, tout relève d’une stratégie placide, séquencée, froide et imperturbable. Il y a un véritable plan, des moyens et des hommes déployés avec des vues très précises sur les atouts dont elle pourrait bénéficier sur ce terrain.

Quelles sont justement les visées turques en Libye ?

Jalel Harchaoui : La démarche suit un double objectif. Le premier est d’écraser le maréchal Haftar par la force comme cela a été le cas le 4 juin dernier. Le second est de réellement s’enraciner dans le pays. La Turquie dispose d’une base navale dans le port de Misrata, elle déploie des programmes de formation militaire, elle possède une base aérienne à l’aéroport de Mitiga (Tripoli) et a totalement réaménagé sa plus grande base militaire à al-Watiya, près de la frontière tunisienne. Les pistes ont notamment été rénovées et pourraient accueillir des avions de combat F-16 dès demain.

Il ne s’agit pas seulement d’évincer Haftar et de rentrer mais bien d’étendre son assise territoriale et de faire du business, de raviver des contrats qui représentaient quelque 20 milliards d’euros avant la chute de Mouammar Kadhafi. Par exemple, les ingénieurs turcs sont tout à fait prêts à intervenir pour réparer les turbines électriques qui entraînent des pannes de courant extrêmement éprouvantes pour les Libyens. Problème, ils ne peuvent pour l’instant pas être rémunérés car la Banque centrale libyenne est paralysée, notamment en raison du précédent blocus pétrolier.

Compte tenu de la rhétorique guerrière employée par le maréchal Haftar vis-à-vis de la Turquie, pourrait-on assister à une nouvelle escalade militaire ?

Jalel Harchaoui : Le maréchal Haftar est un personnage de guerre. Il est dans son intérêt, pour sa légitimité, de réintroduire une dynamique guerrière et d’employer une rhétorique guerrière. Or, si de nouveaux combats devaient se déclencher, et c’est tout à fait possible, on s’apercevrait que les Turcs sont beaucoup plus puissants.

De son côté, Haftar est plus faible qu’il y a six mois et était déjà plus faible il y a six mois que six mois auparavant. Ce qui effraie tout le monde, c’est cette épée de Damoclès qu’est celle d’un nouveau blocus pétrolier. En ce sens, et sans action des médiateurs internationaux à l’instar de l’ONU qui a promis des choses, mais dans les faits, peu a pour l’instant été accompli, les Turcs pourraient être tentés de prendre les zones pétrolifères qui sont actuellement contrôlées par les forces du maréchal. Mais le cas échéant, le déclenchement d'un conflit ne viendrait pas des Turcs. 

(Re)voir : L'ONU est-elle encore utile ?
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Comment les autres puissances présentes sur l’échiquier libyen, notamment la Russie, perçoivent-elles l’interventionnisme turc ?

Jalel Harchaoui : Il y a deux autres acteurs majeurs sur place que sont les Emirats Arabes Unis et la Russie. Pour les premiers nommés, la présence turque est tout bonnement inacceptable. Le président français Emmanuel Macron partage d’ailleurs cette position. Ce qui est paradoxal, c’est que les Emiratis n’ont pas les moyens de déloger les Turcs. Dès lors, s’ils doivent saboter les manœuvres turques pendant 30 ans, ils s’y attèleront pendant 30 ans.

De l’autre côté, les Russes, bien que soutenant le même camp que les Emiratis, adoptent un pragmatisme beaucoup plus froid et une philosophie fondamentalement différente. Ils ne veulent pas se risquer à brûler les ponts avec les Turcs. La Libye n’est pour eux pas aussi vitale que la Syrie. Russie et Turquie dialoguent d'ailleurs quotidiennement sur le sujet. La Turquie, déçue par l’Occident, s’imagine en grande puissance régionale. Tout ce qui est de nature à déstabiliser l’Otan, dont la Turquie fait partie, est dans l’intérêt de la Russie, qui, par ailleurs, déplore peu de pertes humaines sur le terrain libyen.

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