Ancienne province éthiopienne, indépendante depuis 1993, l'Erythrée, impliquée dès le début du conflit en novembre 2020, y joue un rôle "crucial", animée par une rivalité ancienne avec le voisin tigréen, selon des observateurs. Sa présence "attise le conflit", dénonce l'envoyé spécial américain dans la Corne de l'Afrique, Mike Hammer.
Fin septembre, l'un des hauts responsables tigréens annonçait que l'Erythrée et l'Ethiopie menaient à nouveau des opérations communes dans la région.
Eritrean forces have launched full scale offensive in all fronts today-all the way from Tekeze through to Irob. Heavy fighting in May Kuhli, Zban Gedena, AdiAwala, Rama, Tserona and Zalambessa. AbiyAhmed’s Eastern command, significant elements of Northwestern command and three
— Getachew K Reda (@reda_getachew) September 20, 2022
Le Premier ministre éthiopien "Abiy Ahmed s'est allié avec l'Erythrée quand il a signé l'accord de paix" avec le président érythréen Issaias Afeworki en 2018, explique Patrick Ferras, docteur en géopolitique et président de l'association Stratégies Africaines.
Cet accord, qui a valu à M. Abiy le prix Nobel de la paix et mis fin à 20 ans de conflit - ouvert puis larvé - entre les deux pays, était "surtout une alliance avec l'Erythrée pour intervenir potentiellement plus tard contre les dirigeants tigréens", selon M. Ferras.
Après avoir exercé le pouvoir en Ethiopie pendant 27 ans, au sein du Front de libération du Peuple du Tigré (TPLF), les dirigeants tigréens, mis à l'écart par M. Abiy à son arrivée au pouvoir en 2018, sont rapidement entrés en dissidence.
Pour forger cette alliance avec l'Erythrée, Abiy Ahmed "a joué sur la haine farouche que voue Issaias Afeworki au TPLF, avec lequel il rêvait d'en découdre", souligne M.Ferras.
Avant d'être ennemis jurés, dirigeants tigréens et érythréens ont été alliés quand les rebelles du TPLF, dirigés par Meles Zenawi, et les indépendantistes érythréens de l'EPLF d'Issaias Afeworki combattaient ensemble dans les années 1970-1980 le régime éthiopien de Mengistu Hailemariam.
"La rivalité date de cette époque", malgré cette lutte commune, "Issaias Afeworki et Meles Zenawi ont toujours eu un antagonisme farouche", rappelle M. Ferras.
Comme convenu, à la chute de Mengistu en 1991, les Erythréens obtiennent du TPLF, nouveau maître d'Addis, leur indépendance. Mais une guerre meurtrière va vite opposer les deux pays, sur fond notamment de différends territoriaux au Tigré.
"Entre 1998-2000 c'est une guerre Ethiopie-Erythrée mais c'est une guerre qui commence dans la région du Tigré et qui est en fait [...] la continuité de la rivalité" entre MM. Meles et Issaias, selon le chercheur pour qui "sans profondeur historique, on ne comprend pas cette haine farouche" d'Issaias Aferworki vis-à-vis du TPLF.
"L’Erythrée est un acteur essentiel du conflit, sur lequel compte beaucoup Abiy Ahmed", souligne M. Ferras.
Militairement, l'intervention d'Asmara au nord, au côté de troupes éthiopiennes récemment déployées en Erythrée, permet à Abiy Ahmed de prendre le Tigré entre deux feux, les troupes fédérales et régionales éthiopiennes intervenant au sud.
"L'armée érythréenne joue un rôle crucial dans ce conflit", confirme Ben Hunter, analyste Afrique à l'institut d'évaluation des risques Verisk MapleCroft. Mais "en envoyant des milliers de ses soldats en Erythrée, Abiy a placé son destin dans les mains d'Issaias Afeworki".
Sur le terrain, l'armée érythréenne a pénétré en plusieurs endroits du nord du Tigré. Mais son avancée reste limitée, notent des sources diplomatique et humanitaire, et il est difficile de connaître la valeur militaire de ce pays reclus.
"L'Erythrée est un pays peu transparent, obscur et personne ne sait ce qui s'y passe réellement", explique M. Ferras. Ses effectifs militaires réels, notamment, sont inconnus.
Société ultra-militarisée, l'Erythrée envoie au combat ses jeunes conscrits, hommes et femmes, appelés sous les drapeaux pour une durée indéterminée.
Accusée de multiples exactions lors de la première phase du conflit, "l'armée érythréenne a été renforcée par la mobilisation générale et reçoit de nouveaux équipements de l'Ethiopie", mais "la motivation reste un problème pour cette armée et des milliers de jeunes Erythréens fuient chaque année la conscription obligatoire", note M. Hunter.
"Il y a peu de signes que l'alliance Ethiopie-Erythrée ait la capacité de défaire le TPLF militairement", poursuit-il, les rebelles tigréens opposant motivation et connaissance du terrain à la supériorité du matériel des troupes éthiopiennes et érythréennes.
Asmara n'a pas été invitée par l'Union africaine à la table des discussions où l'UA cherche à faire asseoir rapidement gouvernement éthiopien et TPLF.
"L'Erythrée n'a aucun intérêt à faire la paix et Issaias Afeworki a maintenant la capacité de combattre sans" l'Ethiopie, estime M. Hunter.
Selon M. Ferras, en cas de négociations, le président érythréen "restera un obstacle à la paix et réclamera notamment les territoires" du Tigré "que la Commission de démarcation de la frontière a attribués à l’Erythrée en 2002", après la guerre.
"Issaias Afeworki est un homme très encombrant. Et se dégager de son alliance tactique va être très difficile" pour Abiy Ahmed, néanmoins, estime M. Ferras, "je le vois mal laisser le Tigré sous la coupe des Erythréens" ce qui "serait très mal vu par la population éthiopienne".