TV5MONDE : Il ne se passe pas une année sans que Recep Tayyip Erdogan n'effectue une tournée en Afrique. Il a d'ores et déjà visité une trentaine de pays. Dans deux mois, par ailleurs, son pays accueillera le 3e sommet Turquie-Afrique. Le continent africain semble une priorité aujourd'hui dans la stratégie d'influence turque.
Jean Marcou : Voilà maintenant une vingtaine d'années que la politique étrangère de la Turquie s'est tournée vers l'Afrique. C'était déjà le cas avant même la prise de pouvoir de l'AKP en 2002. Mais depuis que ce parti est au pouvoir, il y a chaque année des tournées, ou en tout cas des visites de haut niveau de dirigeants turcs dans les pays africains.
Cela s'est d'abord concrétisé par une croissance considérable des échanges économiques, puis par des liens noués avec un très grand nombre de pays où la Turquie antérieurement, n'avait même pas de représentation diplomatique. La Turquie a ainsi ouvert sa 43e ambassade africaine en avril 2021 au Togo. Inversement, on a observé aussi le développement d'implantations de représentations diplomatiques à Ankara des pays africains.
L'une des illustrations concrètes de ce développement de relations économiques et diplomatiques, c'est notamment l'omniprésence de la Turkish Airlines, qui est devenu l'une des plus grandes compagnies au monde.
Ce que l'on a observé également, c'est un développement des relations culturelles et religieuses, voire humanitaires. Au départ, via le mouvement Gülen, puis par la suite, depuis maintenant six ans, avec une reprise en main de ces écoles.
On observe aussi l'implantation de mosquées, le développement des œuvres caritatives, d'organisations humanitaires qui sont souvent des organisations religieuses.
Cette politique africaine très dense a d'abord concerné plutôt la partie Est du continent, la Corne de l'Afrique, avec la Somalie, mais aussi désormais l'Afrique de l'Ouest, on le voit avec cette visite aujourd'hui en Angola, au Nigeria et au Togo.
C'est une politique que l'on peut qualifier d'ascendante.
Jean Marcou, chercheur
Cette présence, enfin, est également d'ordre militaire. Sur le continent africain, comme elle a pu le faire aussi en Syrie évidemment, mais également dans le Caucase pour soutenir l'Azerbaïdjan, la Turquie est intervenue en Libye.
La Turquie a déployé des drones qui sont désormais une production militaire qui intéresse beaucoup de pays, je pense à la Tunisie ou au Maroc. Enfin, au delà de la fourniture de matériel militaire, il y a aussi des bases. C'est le cas déjà en Somalie, mais on parle d'une implantation militaire de la Turquie au Tchad, voire dans d'autres pays. C'est une politique que l'on peut qualifier d'ascendante.
TV5MONDE : On l'a compris, il s'agit d'une présence tous azimuts de la Turquie sur le continent africain. Mais quel en est l'objectif ?
Jean Marcou : Je pense que d'une part, il y a une dimension économique parce que la Turquie a besoin de trouver de nouveaux marchés. Le développement de son influence en Afrique au départ, a été fortement guidé par des objectifs économiques et commerciaux.
Mais au delà, je pense qu'il y a également une politique à l'image de la stratégie de Recep Tayyip Erdogan, c'est à dire une politique de nouvelles puissances régionales. Ces puissances régionales, désormais, essayent d'avoir un rayonnement qui aille au delà même de leur environnement proche, c'est à dire de l'Europe et du Moyen-Orient. Elles veulent prendre pied sur d'autres continents.
L'Afrique est le premier d'entre eux mais on a vu la Turquie également très présente en Amérique latine, ou dans des pays d'Asie comme la Malaisie, l'Inde, l'Indonésie ou le Pakistan. La Turquie est un pays qui essaye de mondialiser sa politique étrangère.
Avec la Turquie, il y a une sorte de prolongement de la géopolitique moyen-orientale en Afrique.
Jean Marcou, chercheur
TV5MONDE : En quoi cette stratégie turque en Afrique diffère-t-elle des stratégies chinoise et russe dont on parle énormément ?
Jean Marcou : Je pense que le continent africain est devenu un champ d'expansion de toutes ces puissances qui sont à la recherche d'un renouveau ou d'un développement de leur puissance.
C'est évidemment sur le plan économique. Depuis des années, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l'Afrique, en concurrençant des pays qui étaient très implantés comme, par exemple, la France. La Russie est à nouveau montée en puissance, en particulier en Afrique du Nord, mais également maintenant en Afrique subsaharienne.
Mais avec la Turquie, on constate d'une certaine manière, une exportation des antagonismes moyen-orientaux en Afrique puisqu'on a vu, notamment en Afrique de l'Est et dans la Corne, la Turquie, souvent soutenue financièrement par le Qatar, défier des présences de l'Egypte, de l'Arabie saoudite et des Émirats arabes unis.
On l'a vu en Syrie, mais on l'a vu également au Soudan. On le voit en Somalie, on le voit en Ethiopie. Donc, il y a une sorte de prolongement de la géopolitique moyen-orientale en Afrique.
Fondé par Fethullah Gülen, un prédicateur autrefois proche du pouvoir turc, le réseaux des écoles Gülen s'est développé en Afrique. Mais en juillet 2016, l'homme est accusé d'être derrière la tentative de coup d'Etat en Turquie. C'est la disgrâce et Erdogan s'applique à faire fermer une à une les écoles Gülen. "Elles ont joué une rôle très important avec le développement d'écoles turques anglophones dans l'Est du continent africain et des écoles turques francophones dans l'Ouest, rappelle Jean Marcou. Mais depuis 2016, la Turquie a cherché à reprendre en main cette présence via une fondation religieuse, la Fondation Maarif. A cela s'ajoute une pression assez forte, parce que malgré tout, certaines écoles Gülen ont réussi à survivre".
Cette question des écoles Gülen a pu être un sujet de tensions entre la Turquie et le Nigéria qui rechigne à les fermer. "Tout dépend de l'influence, de la force du pays, souligne Jean Marcou. Un pays comme le Nigéria, qui est une des premières puissances économiques africaines, a justement les moyens de négocier d'égal à égal avec la Turquie. Cela n'a pas été le cas dans d'autres pays où les écoles Gülen n'ont pas résisté à la pression d'Ankara".