TV5MONDE : Comment interprétez-vous ce niveau de mobilisation des manifestants et la réponse violente du régime ?
Roland Marchal : Le niveau de mobilisation des opposants au régime ne m'a pas étonné après la décisision du pouvoir militaire de prolonger la durée de la transition de deux ans. Cette décision, suite à la mise en place d'un dialogue inclusif, a causé un sentiment de dégoût chez beaucoup de Tchadiens et aussi au sein des chancelleries occidentales.
L'appareil militaire et sécuritaire est resté en place. Les manifestants pensaient que tout allait changer et rien n'a en fait changé.Roland Marchal, chercheur au CNRS
Certes, l'épisode du dialogue national inclusif ne peut pas être réduit à une opération de communication. Mais la réalité est simple : nous n'avons pas assisté à un transfert de pouvoir. L'appareil militaire et sécuritaire est resté en place. Les manifestants pensaient que tout allait changer et rien n'a en fait changé. De l'autre coté, Saleh Kebzabo, Premier ministre du Tchad depuis le 13 octobre dernier et ancienne figure civile de l'opposition, connaît la réalité du rapport de force entre les militaires et les civils. Il y a un réel agacement de la part des anciens contre ces jeunes opposants qui ont manifesté.
Voir : journée sanglante à N'Djamena
TV5MONDE : Comment expliquer un tel niveau de répression ?
Roland Marchal : Il y a plusieurs scénarios possibles. Une partie de l'appareil sécuritaire considère que le régime a fait des compromis durant cette période et donc il est nécessaire pour son maintien au pouvoir de 'cogner' très fort contre l'opposition pour éviter la naissance d'un mouvement de contestation plus large.
Un autre scénario est évoqué. Il a été repris par les chancelleries occidentales. Les forces de l'ordre et de sécurité tchadiennes ne sont pas assez formées pour faire face à des manifestations de l'opposition. Le nombre de victimes parmi les manifestants atteste que les forces de l'ordre se sont servies de leurs armes à feu non pas pour se défendre mais bien pour attaquer.
Certains membres de la famille Déby, des généraux, des gens de l'appareil sécuritaire, estiment que Mahamat Idriss Déby n'a pas assez défendu les intérêts du régime face aux opposants. Orchestrer une répression dure avait pour but de tâcher sa réputation d'ouverture.Roland Marchal, chercheur au CNRS, spécialiste du Tchad
Un autre scénario a été avancé par le régime. Plus de 1500 manifestants auraient été formés dans des camps pour s'emparer du pouvoir. On a retrouvé des armes chez des manifestants. Mais on voit mal l'appareil policier et sécuritaire au pouvoir depuis plus de trente ans ne pas anticiper un tel phénomène.
Autre scénario plausible : durant la période du dialogue inclusif entre l'opposition et le pouvoir, Mahamat Idriss Déby, l'homme fort du régime, s'est montré ouvert. Certains membres de la famille Déby, des généraux, des gens de l'appareil sécuritaire, estiment qu'il n'a pas assez défendu les intérêts du régime face aux opposants. Orchestrer une répression dure avait pour but de tâcher sa réputation d'ouverture. Cela lui fait comprendre qu'il faut respecter le groupe dominant et l'oblige à se montrer plus solidaire avec le régime. C'est une explication très probable.
TV5MONDE : Qui sont les manifestants ? Quelles sont les raisons de leur colère ?
Roland Marchal : Ce sont des jeunes qui sont nés sous Idriss Déby (président du Tchad de 1990 à sa mort en 2021) qui en ont assez de la famille Déby au pouvoir depuis plus de 30 ans. Il y a une réelle volonté de changement, de voir enfin un civil au pouvoir à la place des militaires. Il y a autour notamment du parti des Transformateurs un vrai refus du pouvoir dynastique (Mahamat Idriss Déby, fils d'Idriss Déby, est président de la transition).
Le pouvoir est dominé par les gens du nord du pays, surtout les Zaghawa au sein de l'appareil sécuritaire dont est issue la famille Déby. Et les gens du Nord représentent seulement 10% de la populationRoland Marchal, chercheur au CNRS, spécialiste du Tchad
Par ailleurs, il y a une autre dimension à retenir. Le pouvoir est dominé par les gens du nord du pays, surtout les Zaghawa au sein de l'appareil sécuritaire dont est issue la famille Déby. Et les gens du Nord représentent seulement 10% de la population. La majorité de la population dans le sud du pays ne cache pas son hostilité contre les Zaghawa.
Il y aussi le sentiment que le Dialogue national a été une opération destinée à flouer l'opposition. Sur les 1400 délégués présents, la majorité d'entre eux était favorable au pouvoir des Déby.