Retrait des bases militaires françaises d’Afrique : Paris est-il encore maître de son destin ?

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Retrait des bases militaires françaises d’Afrique : Paris est-il encore maître de son destin ? (1)
AP Photo/Jerome Delay
Mis à jour le
10 janvier 2025 à 11:09
par Lorène Bienvenu

Un mois après l'annonce par le Tchad et le Sénégal du départ des soldats français sur leur territoire, la Côte d'Ivoire leur emboîte le pas. Entamés en 2022 avec le Mali, les retraits de l'armée française de pays africains s'enchaînent. Ces décisions ont-elles été négociées avec la France ? Paris est-il encore à l'initiative dans la réorganisation du dispositif militaire français en Afrique ?

La présence militaire française permanente en Afrique se résumera bientôt à deux bases, au Gabon et à Djibouti. La Côte d’Ivoire a annoncé, mardi 31 décembre, le départ des soldats français de son sol. 

Le président Alassane Ouattara a déclaré, lors de son discours prononcé à l’occasion de ses vœux pour la nouvelle année, que les Ivoiriens devaient être "fiers de la modernisation de leur armée". "Dans ce contexte, nous avons décidé du retrait coordonné et organisé des forces françaises". Et le chef de l’État ivoirien de préciser que "le camp du 43e BIMA, le bataillon d'infanterie de marine de Port-Bouët [une commune d'Abidjan] sera rétrocédé aux forces armées de Côte d'Ivoire dès ce mois de janvier 2025".

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La France prévoyait déjà de réduire sa présence en Côte d’Ivoire. "Nous n’avons aucune difficulté avec les déclarations du président Ouattara, assure Jean-Marie Bockel, "envoyé personnel" du président français Emmanuel Macron et chargé des discussions avec les pays africains sur la réorganisation militaire française sur le continent. "L’ivoirisation progressive de Port-Bouët est une idée qui faisait partie de nos échanges depuis longtemps", assure Bockel.

Emmanuel Macron accueille Alassane Ouattara

Le président français Emmanuel Macron, à gauche, accueille le président de la Côte d'Ivoire Alassane Ouattara avant un déjeuner de travail au palais de l'Élysée, mercredi 25 janvier 2023 à Paris. 

AP Photo/Lewis Joly

Jusqu'à il y a peu, le continent abritait des forces françaises stationnées dans neuf pays, à savoir le Mali, le Niger, le Burkina Faso, la Côte d'Ivoire, le Gabon, Djibouti, le Tchad, le Sénégal et la République centrafricaine. Les forces françaises en Centrafrique se sont fait évincer par les mercenaires russes du groupe Wagner, soutien du pouvoir à Bangui.

Une cascade de départs

D’autres pays ont également été séduits par les paramilitaires de Wagner. Après une série de putschs militaires en 2022 et 2023, le Mali, le Burkina Faso et le Niger, désormais dirigés par des régimes hostiles aux autorités françaises, changent d'alliance. Prenant acte des échecs de l'opération Barkhane dans le Sahel, le président de la République française, Emmanuel Macron, pousse depuis pour un plan de retrait à l’échelle du continent.

Des soldats français au Niger

Des soldats français débarquent d'un avion cargo C130 de l'armée de l'air américaine sur la base de Niamey, au Niger, le 9 juin 2021. La France a achevé vendredi 22 décembre 2023 le retrait de ses troupes qui avaient été invitées à quitter le Niger par la nouvelle junte du pays, mettant fin à des années de soutien militaire sur le terrain et suscitant l'inquiétude des analystes quant à un vide dans la lutte contre la violence djihadiste à travers le Sahel.

AP Photo/Jerome Delay, File

En amont d’une tournée en Afrique centrale, en février 2023, le président français annonce son souhait qu’il n’y ait plus "de bases militaires en tant que telles" : "Elles deviendront, pour les unes, des académies, pour les autres, des bases partenariales. Elles seront pour certaines rebaptisées. Elles vont changer de physionomie, de logique, d’empreinte."

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Emmanuel Macron nomme alors Jean-Marie Bockel comme "envoyé spécial". Ancien secrétaire d’État à la Coopération sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007-2012) et pourfendeur de la "Françafrique", il a pour mission de préparer des préconisations avec un mot d’ordre : faire mieux avec moins. 

Emmanuel Macron et Jean-Marie Bockel

Le président français Emmanuel Macron et le sénateur Jean-Marie Bockel arrivent à une réception pour marquer le 60e anniversaire de la fin de la guerre d'Algérie, au palais de l'Élysée à Paris, samedi 19 mars 2022.

Gonzalo Fuentes/Pool via AP

Son rapport, remis à Emmanuel Macron le 25 novembre 2024, prévoyait un partenariat "d’accompagnement et de renforcement des capacités militaires souveraines de ces pays", explique Jean-Marie Bockel à TV5MONDE. Ce processus doit être la "dernière étape avant l’effacement des bases permanentes françaises"

Les préconisations initiales du rapport Bockel

Le texte, qui prône un partenariat "renouvelé" et "coconstruit", comporte 24 propositions dont un tiers traitent du nouveau dispositif militaire français. 

Le projet vise à conserver une centaine de militaires au Gabon (contre 350 alors), autant au Sénégal (contre 350) et en Côte d’Ivoire (600 auparavant) ainsi que quelque 300 au Tchad (contre 1000), selon deux sources proches de l’exécutif et une source militaire à l’AFP. Les 2 300 militaires des forces prépositionnées devaient donc passer à 600 pour constituer un "dispositif socle" dans ces trois pays. Une baisse des effectifs de la base de Djibouti (1500) n’a pas été évoquée.

Sur RFI, l’architecte du rapport précise, en novembre, que ce "dispositif socle" doit permettre "au niveau de l’accès, de la logistique et de la capacité, de monter en puissance, si je puis dire, chaque fois que c’est nécessaire, à la demande du partenaire, face à une menace extérieure".

Le processus prévoit de répondre aux "attentes en matière de sécurité des pays concernés, que ce soit en matière de formation, d’écoles, de renseignement, d’entraînement, de forces spéciales, mais aussi d’équipements, de nouvelles technologies, etc.", précise-t-il sur RFI. 

L’agenda français devancé ?

Mais depuis l’annonce de la mission de réorganisation du dispositif militaire français en Afrique, certains pays ont pris les devants en annonçant le départ des troupes françaises de leur sol, laissant penser que la France n’est plus vraiment maître de son agenda.

Le Tchad a annoncé, jeudi 28 novembre, la rupture de l’accord de défense qui le liait à la France. Un revirement de situation "qui marque un tournant historique", selon le communiqué de la diplomatie tchadienne qui veut "affirmer sa souveraineté pleine et entière, et redéfinir ses partenariats stratégiques".

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L’annonce fait l’effet d’un revers cinglant pour la France. Elle intervient quelques jours seulement après la visite express du ministre français des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot. "Quand j’ai remis mon rapport au président français, on ne s’attendait pas à la déclaration du Tchad juste après la visite de monsieur Barrot. On ne s’y attendait pas", explique Jean-Marie Bockel. Mais d'ajouter, "il n’y a pas de traumatisme côté français" pour signifier que la décision du Tchad n’a pas pour autant froissé les relations qu’il entretient avec la France, selon lui.

La France n’a pas pris la mesure de l’évolution du contexte africain.

Seidik Abba, chercheur et président du Centre international d’études et de réflexions sur le Sahel (CIRES)

Le Tchad était le dernier allié fort de la France au Sahel. La France a mené de nombreuses opérations extérieures dans ce pays sahélien qui a vu se succéder des générations entières d’officiers français depuis l’indépendance, en 1960. 

Pour Seidik Abba, chercheur et président du Centre international d’études et de réflexions sur le Sahel (CIRES), la décision du Tchad reflète un véritable échec pour la France. "La France n’a pas pris la mesure de l’évolution du contexte africain", affirme-t-il. 

Le président français Emmanuel Macron au Mali

Le président français Emmanuel Macron s'adresse aux médias alors qu'il rend visite aux troupes de l'opération Barkhane, la plus grande opération militaire de la France à l'étranger, à Gao, dans le nord du Mali, vendredi 19 mai 2017. Lors de son premier voyage officiel hors d'Europe, le nouveau président français Emmanuel Macron souligne sa détermination à écraser l'extrémisme avec cette visite aux forces militaires dirigées par la France qui combattent les groupes djihadistes en Afrique de l'Ouest.

Christophe Petit Tesson, Pool via AP

L’opinion publique au Sahel exprime, depuis un certain temps, une forte demande de fermeture des bases françaises, qui sont "perçues comme des symboles de la colonisation", explique le spécialiste de la région. "Mais la France a voulu faire dans la demi-mesure en voulant diminuer les effectifs au lieu de fermer les bases directement." 

"Un vent souverainiste souffle au Sahel"

Le même jour que le Tchad, le président sénégalais Bassirou Diomaye Faye confiait au Monde le départ imminent des soldats français de son territoire. 

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 "Un vent souverainiste souffle au Sahel et n’épargne ni le Tchad ou le Sénégal, assure Seidik Abba. Le pouvoir tchadien a compris que cette vision plaît à l’opinion publique africaine, aujourd’hui." Le président du Tchad, Mahamat Idriss Déby, a demandé le retrait des troupes françaises un mois avant les élections législatives et locales, en décembre dernier. Selon le spécialiste du Sahel, "le pouvoir a aussi tiré les dividendes de cette posture souverainiste dans les urnes".

Jean-Marie Bockel considère la situation comme une "opportunité de renforcer les partenariats européens en Afrique". "L’envoyé spécial" d’Emmanuel Macron a d’ailleurs été missionné pour rencontrer les responsables des pays européens et leur expliquer la nouvelle démarche française. "C’est une manière de dire : notre posture est en train de changer, sachez-le."

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Les relations militaires entre le continent africain et la France ont-elles encore de l'avenir ? "Elles vont être comme celles que l’Afrique entretient avec le reste du monde : des relations de formation", estime Seidik Abba. 

L’Afrique n’a donc pas tourné la page de sa coopération militaire avec la France. Mais elle devrait prendre une nouvelle forme, plus moderne et équilibrée. "C’est pour le mieux, assure Seidik Abba. Car, par le passé, il s’agissait surtout d’une relation verticale entre l’ancienne puissance coloniale et ces pays." 

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