Entretien. Après l'annonce historique du retrait du Mali, du Burkina Faso et du Niger de la Communauté Économique des États Ouest-Africains, l'organisation sous-régionale qui a suspendu ces trois pays plaide pour "une solution négociée". La Cédéao n'apparaît pas en position de force. Analyse de Niagalé Bagayoko, docteur en science politique et présidente de l'African Security Sector Network.
TV5MONDE : Est-ce que le Mali, Le Burkina Faso et le Niger peuvent quitter l'organisation sans délai comme ils l'annoncent, en passant outre la procédure qui exige un délai d’un an après notification ?
Niagalé Bagayoko, docteure en science politique, présidente de l'African Security Sector Network, Programme Afrique
de la Fondation Méditerranéenne d'Études Stratégiques (FMES) : La procédure de retrait figurant dans l'article 91 du Traité révisé de la Cédéao stipule qu’un délai d'un an s'écoule après la notification par l'État membre au Secrétariat de l'organisation.
Etant donné les relations actuelles de la Cédéao avec ces trois pays, qui sont suspendus de l’organisation, ceux-ci ne participent plus à ses réunions et sont sous sanctions ou sous la menace de sanctions, ce délai d'un an n'aura donc pas d'effet au quotidien, sur la façon dont ils interagissent avec l’organisation. En réalité, ce délai n'est pas extrêmement contraignant.
TV5MONDE : Quelques heures après le communiqué conjoint, la Cédéao s’est déclarée prête à « une solution négociée », est-ce à dire qu'elle recule par crainte du départ de ces trois États-membres ?
Niagalé Bagayoko : Oui, la Cédéao sent que son avenir est en péril. Il l'est de toute façon depuis le début de la crise sahélienne. En réalité, au cours des quelque 15 dernières années, l'organisation a beaucoup perdu en crédibilité.
D'abord, parce qu'elle n'a pas été en mesure de déployer sa force en attente dans le cadre du conflit du Nord du Mali en 2012. Des effectifs ouest-africains ont ensuite été déployés dans le cadre de la Minusma et sous mandat de l'Union africaine, mais ce n'est qu'après l'intervention de la force française Serval pas sous l’égide de la Cedeao en tant que telle. Militairement, la Cédéao n'a pas montré être en mesure d'affronter les groupes armés qui ont pris de plus en plus d'importance au cours de toutes ces années.
Par ailleurs, la Cédéao a beaucoup perdu en légitimité lorsqu’elle a validé les troisièmes mandats qu’ont réussi à obtenir les présidents de Côte d'Ivoire et de Guinée à la faveur de manipulations de leurs textes constitutionnels. La Cédéao ne s'y est pas opposée alors que dans les opinions publiques, on a très tôt dénoncé des "coups d'État constitutionnels".
Autre élément, la Cédéao était censée mettre en œuvre un agenda qui s'appelle la Vision 2020, adoptée en 2007. L'objectif affiché était de passer d'une organisation des États à une organisation des peuples. L'expression est restée gravée dans les mémoires en Afrique de l'Ouest. On peut le constater dans les manifestations publiques, à travers des pancartes où il est écrit « Pour Une Cédéao des peuples ».
Enfin, l'adoption de sanctions perçues comme extrêmement strictes par les populations du Mali, puis du Niger, pour mettre un terme à la prise de pouvoir par des militaires, mais qui n'a pas été suivie d'effet, a à la fois profondément irrité les partisans de ces nouvelles autorités, tout en contribuant à démontrer que la Cédéao n'avait pas réellement les moyens des menaces qu'elle proférait lorsqu'elle a brandi la menace d'une intervention militaire.
TV5MONDE : Est-ce qu'avec cette crise, on peut dire que la Cédéao doit se réformer ?
Niagalé Bagayoko : La Cédéao doit se reformer, mais la question est : n'est-ce pas trop tard ? Elle s'y est engagée, lors de sommets successifs. Elle s'est engagée notamment à réviser son protocole de 2001, additionnel à celui de 1999, qui est relatif à la démocratie et à la bonne gouvernance car elle s'est aperçue de ses difficultés à s'adapter à l'accélération des événements contraires au respect des principes démocratiques dans la sous-région.
Elle s'est aussi engagée à revoir ses instruments d'intervention militaire. L'idée de mettre sur pied une force anti coup d'État avait été évoquée, ce qui à mon avis est inutile car les textes prévoient des mécanismes d'intervention en cas de changement inconstitutionnel de régime. Pour preuve, la Cédéao est intervenue sans difficulté en Gambie, lorsqu’il s'est agi de déloger le président Yaya Jammeh qui voulait se maintenir au pouvoir en violation de la volonté populaire. Politiquement et militairement, la Cédéao n'a pas réussi à le faire en revanche au Niger.
L'addition de tous ses reniements et de ses engagements à géométrie variable lui a beaucoup coûté en termes d'image qu'elle renvoie aux opinions publiques ouest-africaines.
TV5MONDE : Quelles conséquences économiques peut avoir le retrait de ces 3 pays pour l'organisation ?
Niagalé Bagayoko : D'un point de vue politique, la décision du retrait sera majoritairement soutenue par les opinions de ces pays-là. La principale conséquence économique qui risque d'être la plus impopulaire au sein des 3 États est la question de la liberté de circulation des biens, des personnes et des capitaux.
Elle concerne à la fois les individus, les familles mais aussi les entreprises et elle pourrait être un point sensible à expliquer. C’est peut-être sur cet aspect qu'un terrain d'entente pourrait être trouvé à travers la main tendue par la Cédéao dans son communiqué en faveur d'une "solution négociée".
TV5MONDE : Quels sont les avantages que peuvent tirer les 3 États à quitter la Cédéao ?
Niagalé Bagayoko : Il est intéressant de noter que ces 3 pays ne se sont pas effondrés, ni politiquement, ni économiquement alors qu'on pensait qu'ils allaient être étranglés par les sanctions dont ils font l'objet en ce qui concerne le Mali et le Niger.
Malgré l’isolement, ces trois pays sont en train de fonder de nouvelles alliances. Ils bénéficient d'une solide unité qui leur est naturelle. Tous trois sont déjà membres d'une organisation peu connue, qui est l'Autorité pour le développement intégré du Liptako Gourma, région frontalière aux trois États. Les autorités élues à l'époque, les présidents malien Ibrahim Boubacar Keita, nigérien Mahamadou Issoufou et burkinabé Roch Marc Christian Kaboré avaient envisagé de s'appuyer sur cette organisation pour mettre sur pied une force militaire pour lutter contre le djihadisme.
Cette initiative a été finalement court-circuitée par la création du G5 Sahel. Mais institutionnellement, il y a une inclination naturelle à aller vers ce développement de liens privilégiés entre les 3 pays. En septembre 2023, ils ont mis en place cette fameuse Alliance des États du Sahel (ALS) qui risque de chevaucher cependant les prérogatives de l’Autorite du Liptako susmentionnée.
Sur le plan international, les alliances évoluent aussi. Outre le rapprochement vers la Russie, on observe aujourd'hui une rupture entre le Mali et l’Algérie, avec des relations diplomatiques extrêmement tendues et la dénonciation par Bamako de l'accord de paix d'Alger de 2015. À l'inverse, il y a cette proposition du Maroc d'ouvrir un flanc d’ouverture vers l'Atlantique à ces trois pays enclavés comme alternative au Golfe de Guinée. D'autres acteurs sont de plus en plus présents, comme l'Iran, le Qatar, la Turquie également.
Cette décision de quitter la Cédéao s'inscrit dans la logique de remise en cause de tous les instruments de gestion des conflits forgés, les uns après les autres depuis le début des années 90 et qui ont été jugés inadaptés. Cela s'est traduit par le retrait forcée de la Minusma, du G5 Sahel mais aussi le renvoi des représentants résidents des Nations Unies, le départ des forces françaises, mais aussi européennes. Il s'agit d'une remise en cause du multilatéralisme, de type onusien, européen et à présent continental.
TV5MONDE : Dans leur communiqué conjoint, ils font référence à l'influence de puissances étrangères. On pense immédiatement à la France, mais est-ce que cela va plus loin ?
Niagalé Bagayoko : De mon point de vue, cette accusation brandie contre la Cédéao au motif qu'elle serait une marionnette de la France n’a pas lieu d’être. Au contraire, la France a toujours eu beaucoup de mal à faire valoir son influence au sein de la Cédéao majoritairement dominée, voire contrôlée au niveau des mécanismes de décision internes par les pays anglophones et particulièrement par le Nigeria ou par le Ghana.
Cette accusation vise à attiser davantage l'hostilité envers l'organisation sous-régionale plutôt que de se fonder sur des faits avérés. Il est vrai que lorsque l'option d'une intervention militaire au Niger a été brandie après le coup d'État, la France a indiqué, de manière assez claire et relativement visible, qu'elle appuierait une éventuelle intervention. Mais au-delà, je ne pense absolument pas que la Cédéao soit une organisation manipulée par la France.
TV5MONDE : Alors il y a quand même un symbole fort que représente le franc CFA. Est-ce que vous pensez que ces trois États, dans leur rupture, vont nécessairement s'attaquer à cet aspect-là ?
Niagalé Bagayoko : En ce qui concerne le Franc CFA, cela impliquerait un éventuel retrait de l'UEMOA (Union économique et monétaire ouest-africaine) qui est l'organisation qui rassemble tous les pays francophones qui utilisent cette monnaie. Pour remettre cela en cause, il faudrait avoir la possibilité pour ces trois pays de fonder une monnaie commune, alternative. Pour ce que j'en sais, cela me paraît une entreprise de longue haleine.