C’est le photographe de la discrétion et des éblouissements, tant son talent est immense et ses photos des œuvres d’art empreintes de mystère. Des photos saisissantes au premier regard et qui tiennent davantage des toiles peintes que de la photographie classique. Instantanément, l’on a l’impression d’être face à des clichés retouchés, et auxquels des effets ont été rajoutés a postériori, afin d’aboutir à ce résultat très proche de la peinture.
« Aucune photo n’est retouchée, précise Mabeye Deme. Le côté toile peinte vient de la bâche abîmée qui borde la tente sous laquelle je filme. Je travaille en banlieue dakaroise et dans ce quartier, la tente a été tellement utilisée qu’elle est usée, déchirée, et c’est ce qu’on retrouve dans les photos. »
Marié à une géographe, maîtresse de conférences à l’université de Grenoble où ils vivent depuis 2012 avec leurs deux enfants, de six ans et demi et trois ans, Mabeye Deme est aujourd’hui un photographe reconnu.
Né en décembre 1979, à Tokyo, au Japon, où son père – les parents de Mabeye sont tous deux à la retraite et vivent aujourd’hui en région parisienne –, est alors en poste à l’ambassade du Sénégal. Mabeye Deme appartient à une fratrie de cinq enfants. Quatre garçons et une fille, la benjamine de la famille. Les deux premières années de sa vie se passent au Japon. Après de courts séjours aux Etats-Unis et au Canada, la famille rentre à Dakar alors que le petit Mabeye a environ cinq ans.
Alors qu’il va avoir huit ans, la famille arrive à Paris où le père rejoint la représentation diplomatique sénégalaise. Pour la première fois, Mabeye va connaître une certaine stabilité. La famille s’installe dans le 15e arrondissement de la capitale où il termine son cycle primaire et la première partie du secondaire. Il intègre ensuite le lycée Claude Bernard, dans le 16e arrondissement voisin. En 1999, il y décroche un baccalauréat sciences et technologies tertiaires.
Le jeune Mabeye choisit ensuite la filière Arts du spectacle, option cinématographie, de l’université Sorbonne Nouvelle - Paris 3. Et s’il veut faire du cinéma, c’est parce que tout au long de son adolescence, il se passionne pour l’écriture de scénarios. Au lycée, avec un de ses amis, Erwan Castex, il imagine des histoires qu’ils consignent dans de petits cahiers juste pour le plaisir. Ensemble, ils font aussi des mixtapes, grâce aux platines de son ami, qui fait alors le DJ tandis que Mabeye se voit en MC.
Conscient qu’il est moins talentueux que son camarade qui va garder intacte sa passion pour le rôle de DJ, Mabeye revient à l’écriture de scénarios. Avec ses frères, il écume les salles de cinéma dès que possible. A l’époque, grâce à un autre camarade, Bilal Brahim, étudiant en arts plastiques, il fréquente assidûment les musées et s’essaye à la photographie. « L’appareil n’était pas le mien, se souvient Mabeye. J’étais au lycée, et un de mes copains faisait un petit peu de photo. Son père était un passionné de photographie, et il avait des appareils. Il me prêtait donc les appareils de son père et on faisait des photos avec les pellicules qu’on achetait. Parfois, j’achetais des appareils jetables. Et je faisais des photos pour mon ami DJ, quand il mixait sur scène. »
(Re)voir : "Arles à Paris : Mabeye Deme, un autre regard sur Dakar"
Dès ses premiers pas à l’université, Mabeye comprend qu’il n’y fera pas de cinéma et que les cours sont essentiellement théoriques. Heureusement, il se passionne pour cette théorie et l’un des premiers cinéastes qu’il découvre est le Japonais Yasujirō Ozu, considéré comme l’un des grands formalistes de l’histoire du cinéma. A la fac, Mabeye découvre aussi avec ravissement la manière dont les réalisateurs s’expriment, d’autant qu’il apprend qu’en la matière il n’y a pas de règle.
« Ce qui m’enchantait, se souvient-il, c’est que le cinéma permet à chacun de s’exprimer, d’être soi-même. Il n’y a pas de compétition. Ça me plaisait de voir que Ozu dit qu’il filme au ras du sol, toujours en plan fixe, et c’est superbe. Et il y a le comédien et réalisateur américain John Cassavetes qui, lui, bouge tout le temps ; et c’est magnifique. Surtout, il n’y en a pas un qui est supérieur à l’autre. »
Durant ses trois premières années universitaires, Mabeye crée un ciné-club tourné essentiellement vers le cinéma africain. Chaque année, il organise aussi une semaine du cinéma africain avec l’aide de la petite cinémathèque de sa faculté. « A l’époque, souligne-t-il, j’allais à Glacière où se trouvait la cinémathèque du cinéma africain. La responsable à ce moment-là, Jeannick Le Naour (aujourd’hui retraitée), m’aimait bien parce que j’allais là-bas voir les classiques africains. Et c’est elle qui m’a proposé de me fournir les copies de films africains pour chacune des semaines du cinéma africain que j’ai organisées. »
Après la licence, Mabeye commence une année de maîtrise et tout se passe plutôt bien. Parallèlement, il travaille sur les courts-métrages de ses amis. De fil en aiguille, il réussit à se faire une place sur certains plateaux de cinéma où il assure de toutes petites tâches telles que la surveillance des rues où se déroulent les tournages. L’essentiel pour lui étant d’être là où les films se fabriquent.
L’appel du cinéma est si puissant qu’il arrête ses études, se fait embaucher par une salle Gaumont au sein de laquelle il travaille à la caisse et comme ouvreur en contrat à durée déterminée. Des contrats courts qui lui permettent de s’absenter quinze jours ou un mois pour ses tournages. Il vit alors dans une chambre de bonne parisienne et mène une vie plutôt sobre, mais dans une totale autonomie financière. En 2006, Mabeye travaille sur Andalucía, le deuxième long métrage du réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis dont il avait fait la connaissance six ans plus tôt.
Alain Gomis devient pour lui une sorte de grand-frère avec qui il a des échanges qui prolongent utilement les enseignements qu’il a reçus à l’université. Surtout, son poste de 3e assistant durant le tournage d’Andalucía, l’éloigne quelque peu des théories dont il s’était nourri jusque-là pour le plonger dans les réalités du cinéma. Il constate ainsi qu’il y a des plans qui se tournent par défaut. « On avait imaginé tel plan, précise-t-il, il pleut des cordes, du coup on ne peut pas le tourner, on en tourne un autre. Et ça, c’est intéressant parce qu’on te donne l’autre face du cinéma. »
Quelques mois après cette expérience, Mabeye décide de faire un court-métrage intitulé Un Noël. Un jour, il apprend que de nombreux grands réalisateurs affirment qu’ils se sont mis à la photographie afin d’améliorer leur technique de cadrage. Il s’achète alors un appareil photo et commence à filmer les manifestations de sans-papiers, à Paris. Un choix qui ne tient pas tout à fait au hasard. Mabeye se sent proche de ce mouvement. Et quitte à apprendre son métier sur le terrain, autant mieux le faire en lui donnant du sens, se dit-il alors.
Cependant, il n’oublie pas son but principal : devenir un meilleur réalisateur. A ce moment-là, pour Mabeye, tout tourne autour du cinéma. Quand il s’agit de voir des films ou de faire des photos, il ne compte pas ses heures. En 2008, en plus de la poursuite de son apprentissage de la photographie, Mabeye réalise Taureau fou, son deuxième court-métrage. Son appétit pour la photo grandit au fil des ans. Mabeye Deme délaisse les manifestations parisiennes de sans-papiers pour s’intéresser à la communauté islamique des baay-fall, branche interne de la communauté mouride au Sénégal.
Ouverte par feu Maam Cheikh Ibra Fall, la voie baay-fall fait partie de la confrérie soufie des mourides, fondée au XIXe siècle par Cheikh Ahmadou Bamba. Et c’est grâce à son ami d’enfance, Djoloff Mbengue, baay-fall lui-même, que Mabeye Deme est introduit dans ce milieu. Nous sommes alors en 2010 et cette année-là, le président Abdoulaye Wade décide d’organiser à Dakar le troisième Festival mondial des arts nègres. Mabeye décide de se rendre au Sénégal pour photographier l’événement.
Une fois sur place, il en profite pour rencontrer quelques communautés baay-fall. L’occasion pour le jeune homme de constater que ces derniers sont toujours autant stigmatisés et marginalisés par une bonne partie de la population musulmane qui les considère comme des déviants. Les baay-fall cultivent en effet nombre d’originalités comme l’absence de prières quotidiennes, de jeûne du ramadan ou encore de l’assaka, un terme wolof qui désigne la zakat, l’aumône obligatoire.
A ces piliers de l’islam, les baay-fall substituent l’assujettissement total au marabout, leur guide spirituel, et l’investissement dans le travail, véritable porte d’entrée vers les chemins d’Allah pour tous ceux qui s’engagent dans une quête intérieure soufie.
« Je me sentais très proche des baaye-fall, souligne Mabeye Deme, par leur liberté dans la pratique de la religion musulmane. Ce séjour réveille donc en moi quelque chose dont je ne m’étais pas aperçu jusque-là, mais qui était au fond de moi, malgré le fait que je n’appartienne pas à une confrérie soufie particulière. »
Après son retour en France, Mabeye fait part à son ami, Djoloff Mbengue, de son envie de poursuivre son travail avec les baay-fall. Conscient qu’un ou deux voyages ne peut y suffire, il décide de consacrer dix ans de sa vie à cette expérience. Dans la foulée, il se rend à Touba, commune située à 194 kilomètres à l’est de Dakar, et siège de la confrérie mouride. Si ce premier voyage conforte sa décision de consacrer une décennie de travail aux baay-fall, il lui permet aussi de nouer des liens d’amitié solides au sein de la communauté.
Au fil des ans, Mabeye fréquente de nombreux groupes de baay-fall, appartenant parfois à des écoles différentes, dans l’ensemble du pays. Afin de mieux documenter ces rencontres, il cible la période de travaux des champs par exemple. Durant toutes ces années, il n’oublie cependant pas le cinéma. En 2011, il réalise son troisième court-métrage intitulé Le dormeur du val, clin d’œil au célèbre poème de Rimbaud.
« Et puis il y a des projets de long métrage qui se dessinent un peu avec des sociétés de production, ajoute-t-il. Mais je suis beaucoup plus pris par la photo parce que c’est une entreprise plus légère. Je n’ai pas de réécriture à faire… Le cinéma ça a été beaucoup de réécriture, beaucoup d’espérance, les montagnes russes en quelque sorte. Alors qu’avec la photo, il y avait quelque chose de constant à réussir à aller au Sénégal deux ou trois fois par an, afin de faire des photos. »
Conscient qu’un scénario, même excellent, ne fait guère un film, Mabeye privilégie sa carrière de photographe. Alors que jusque-là seules les questions liées au cadrage l’intéressaient, il s’aperçoit qu’il ne peut faire de photos sans s’interroger sur le sujet et l’objet de son travail. Une problématique qui se posait moins avec les baay-fall, car ces derniers savaient qu’il était à leurs côtés pour réaliser ses séries de photographies. S’agissant par exemple de la photo de rue, Mabeye prend conscience qu’il ne peut photographier les gens comme des objets, juste parce qu’il est certain de réaliser ainsi une belle série. Il se refuse à participer à ce qu’il considère être une déshumanisation.
Parce qu’il n’aimerait pas être photographié à la dérobée, il s’attache à établir une relation équilibrée avec tous ceux qui passent derrière son objectif. Conséquence : il demande systématiquement la permission pour photographier, et s’oblige à prendre le temps d’installer un dialogue. « Au fur et à mesure, se souvient-il, j’étais très heureux de découvrir que la photographie m’apprenait beaucoup sur moi-même. Est-ce que je n’ai pas osé m’approcher de la personne ? Est-ce que j’ai réussi à faire un très gros plan ? Si je suis resté loin de la personne, cela veut dire que j’ai été impressionné. Ma pratique me renseignait sur moi-même. Il y a donc eu une sorte d’évolution. »
C’est de cette démarche que vont naître les séries photographiques Gudi Dakar et Wallbeuti, expressions wolof qui signifient respectivement Dakar la nuit et L’envers du décor. La première série est née de sa passion pour la marche et la rue. Il avoue d’ailleurs qu’il préfère photographier la rue que les intérieurs. Commencée en 2014, la série Wallbeuti est issue quant à elle de son travail sous l’une des grandes tentes consacrées aux cérémonies des baay-fall. En filmant ces derniers dans leurs champs du nord du Sénégal, Mabeye s’est abrité sous une tente ; et tout à coup, il a l’idée d’en faire une série.
Dans la courte préface à son livre intitulé sobrement Wallbeuti, le plasticien français Ernest Pignon-Ernest écrit : « Comme imprégnés de la trame fragile du textile, les enfants, les femmes, les hommes photographiés par Mabeye Deme semblent des empreintes. Cette quête humaine de saisir, de garder trace : empreinte ou sérigraphie. Ce qui fait image, ce qui imprime en sérigraphie c’est ce qui passe par les mailles restées libres, ouvertes de la soie. Il y a ce même dialogue subtil du textile et de la lumière dans les photos de Mabeye. »