"Survivants du maquis", révélations sur l'autre rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise

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"Survivants du maquis", révélations sur l'autre rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise   (1)
Mis à jour le
10 mars 2025 à 12:27
par Lola Collombat Simon Rodier

Dans le cadre de la commission mémorielle franco-camerounaise sur la guerre d’indépendance au Cameroun, l’équipe emmenée par Blick Bassy a rédigé un recueil de témoignages jamais publié jusqu’ici. TV5MONDE vous le révèle en intégralité. 

Le 21 janvier dernier sortait le rapport commandé par l’Élysée sur le rôle de la France pendant la guerre d’indépendance au Cameroun. Dirigé par l’historienne Karine Ramondy, il est issu du volet "Recherche" d’une commission initiée par le président français, Emmanuel Macron, et par Paul Biya, son homologue camerounais, lors de leur rencontre à Yaoundé en juillet 2022. 
 
Un second rapport a été rédigé à l’initiative du volet "Artistique" de la même commission. Mais jusqu’ici, il n’a été ni publié, ni mis en ligne, suscitant des interrogations parmi la population camerounaise. Nous vous le révélons ici en intégralité.
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Première page du volet "Artistique" du rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise sur la guerre d’indépendance au Cameroun.

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Page 4 du volet "Artistique" du rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise sur la guerre d’indépendance au Cameroun.

Intitulé "Survivants du "maquis" : témoignages d’acteurs, traumas coloniaux et transmission mémorielle de la lutte d’indépendance au Cameroun", ce rapport d’une centaine de pages synthétise un recueil d’entretiens mené par le "volet artistique" de la Commission franco-camerounaise. Pendant un peu plus d’un an, une équipe, dirigée par l’artiste Blick Bassy, s’est rendue sur le terrain pour rencontrer des Camerounais qui ont vécu la lutte d’indépendance, la terreur, les brimades et les tortures entre 1945 et 1971. 
 
Ce travail a nécessité quatre allers-retours au Cameroun, pour un montant compris entre 250 000 et 300 000 euros – un cinquième voyage aurait été annulé pour des raisons budgétaires. Il a été mené en parallèle de celui de l’historienne Karine Ramondy, chargée de rendre un rapport scientifique sur le rôle de la France pendant cette période.
Il avait vocation, d’une part, à nourrir sa recherche, et d’autre part, à servir de base pour formuler “une proposition de création artistique afin de valoriser les personnes, les lieux  et les symboles de cette période”, selon la lettre de mission adressée par Emmanuel Macron. 
 
Les entretiens, qui ont été filmés, devraient ainsi être utilisés dans le cadre de la saison culturelle des Funérailles de la mémoire.  
 
Dans leur préambule, les auteurs de la synthèse avancent déjà une première idée de “valorisation” des personnes : leur permettre de s’exprimer, tout simplement : “Il nous semblait évident que tout acte de reconnaissance de ce qu’il s’est passé au Cameroun entre 1945 et 1971 devait commencer par redonner – enfin ! – la parole, publiquement, à toutes ces femmes et à tous ces hommes à qui elle a été si longtemps refusée”. 
 
“Dans l’équipe, on a pensé qu’il nous fallait nous aussi une note de synthèse de notre travail, explique Blick Bassy, même si cela n’était pas attendu de nous” - le seul rapport commandé étant celui rendu par l’équipe de Karine Ramondy.
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Extrait du volet "Artistique" du rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise sur la guerre d’indépendance au Cameroun.

C’est plus tard que j’ai compris que c’était le napalm. C’était une odeur suffocante ; terrible.
Emmanuel Mukam, témoin de la répression en région camerounaise Bamiléké 
 La note du volet Artistique permet notamment de "faire remonter le ressenti des gens sur le terrain et de faire vivre certains témoignages”, de manière plus directe que dans le volet “Recherche”, car “un rapport de 1000 pages, c’est super, mais on sait que ce n’est pas facile à lire pour tout le monde”, concède Blick Bassy. 
 
Dans la note de son équipe, on trouve notamment le témoignage d’Emmanuel Mukam, interrogé en avril 2024 en tant que témoin de la répression en région camerounaise Bamiléké. Son récit reprend la thèse, vivement débattue, selon laquelle du napalm, produit chimique rendu tristement célèbre par la guerre du Vietnam, aurait été utilisé pour la répression au Cameroun. 
 
“On fuit, l’avion commence à crépiter, on fuit. Tu vois un avion qui vient ; qui balance de la poudre ; et… un autre tire. C’est comme une masse de feu qui tombe sur le champ de raphia. C’est… Je ne connaissais pas le nom ! C’est plus tard que j’ai compris que c’était le napalm. C’était une odeur suffocante ; terrible. Donc… ça tuait les bêtes ; ça tuait les moutons.” 
 
Plutôt que du napalm, il semble plus plausible que les témoins fassent référence à l’usage des cartouches incendiaires(...).
Extrait de la page 725 du volet "recherche" du rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise sur la guerre d'indépendance au Cameroun. 
 
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Extrait du volet "Artistique" du rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise sur la guerre d’indépendance au Cameroun.

Pourtant, le rapport du volet Recherche écarte l’utilisation de cette arme : “Plutôt que du napalm, il semble plus plausible que les témoins fassent référence à l’usage des cartouches incendiaires, des munitions dont l’un des composants permet de provoquer rapidement un feu”, lit-on page 725. 
 
Face à cette conclusion et à l’absence de son témoignage dans l’étude, Emmanuel Mukam s’est indigné dans un commentaire publié sur Facebook : 
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Contacté, Emmanuel Mukam nous explique : “Quand j’ai vu que le rapport avait été publié sans mon témoignage, ma première impression, ça a été que j’avais parlé pour rien. Je me suis dit que la Commission avait été biaisée.”
 
Depuis, Emmanuel Mukam a été recontacté par l’équipe de Blick Bassy : “On m’a expliqué que mon témoignage serait exploité autrement, dans un recueil qui n’est pas encore sorti”. 
Selon Blick Bassy, la note de synthèse de son équipe aurait été remise au ministère français des Affaires étrangères mi-février.  
 
Si la question est de savoir si ce témoignage a été écarté parce qu’il parlait du napalm : la réponse est non. 
 
Équipe chargée du volet "Recherche" du rapport de la commission mémorielle franco-camerounaise sur la guerre d'indépendance au Cameroun, publié. 
 
Du côté de l’équipe chargée du volet Recherche, on affirme que cet entretien, mené en avril 2024, a été réalisé trop tard pour être intégré au rapport scientifique [rendu en janvier 2025, ndlr].
 
“Je comprends le trouble et l’incompréhension de cette personne”, réagit Karine Ramondy, “mais si la question est de savoir si ce témoignage a été écarté parce qu’il parlait du napalm : la réponse est non. Jamais nous n’aurions fait ça. Nous n’en avons pas eu connaissance ; si cela avait été le cas, nous l’aurions investigué davantage, sous réserve que l’entretien ait été accompagné d’un formulaire d’autorisation conforme au RGPD”. Le règlement général de protection des données (RGPD) est un texte européen qui encadre le traitement des données dans l'UE.
 
 
Dans la note de synthèse du volet Artistique, on lit : “On a pu observer [chez] un bon nombre des informateurs avec lesquels nous sommes rentrés en contact une suspicion, une réticence et même une certaine hostilité à l’égard de toute initiative politique ou mémorielle portée par la France ou impliquant activement cette dernière”. 
 
“La France continue de nier qu’elle n’a rien fait de mal."
Mathieu Njassep, ancien secrétaire du leader indépendantiste Ernest Ouandié
Le rapport de l’équipe de Blick Bassy contient d’ailleurs un chapitre entier consacré à l’image actuelle de la France au sein de la population camerounaise. Les témoignages pointent la confiance rompue, l’insincérité des rapports avec Paris et la mémoire enfouie. 
 
“La France continue de nier qu’elle n’a rien fait de mal”, estime ainsi Mathieu Njassep, ancien secrétaire du leader indépendantiste Ernest Ouandié. 
 
Cet aspect est pourtant totalement absent du rapport scientifique. “Ce n’était pas notre périmètre de recherche”, justifie Karine Ramondy. 
 
“En tant qu’historiens, la Commission nous intimait de regarder la période 45-71, et nous avions déjà fort à faire avec.”
 
Du côté de l’Elysée, on affirme que l’analyse de tous les documents remis est en cours.