Nous sommes le 7 mai 1987. Habib Bourguiba, qui s’est nommé président à vie, s’accroche encore pouvoir. Nabil Barakati est arrêté par la police pour avoir distribué des tracts politiques à des ouvriers. Son corps repose le lendemain inerte le long d’une voie ferrée, une balle logée dans la tête. Nabil Barakati avait 26 ans. À l’époque, sa mort provoque des émeutes dans sa ville natale. Les policiers sont condamnés à cinq ans de prison pour abus de pouvoir, mais pas pour torture et assassinat.
Un peu plus de 32 ans après sa mort, la famille de Nabil Barakati peut enfin raisonnablement entretenir l’espoir d’un nouveau procès sur l’assassinat du jeune militant. La chambre criminelle du tribunal du Kef (au nord-ouest de la Tunisie) a été chargée d’instruire l’affaire. Mais le processus juridique s’annonce long. La chambre vient d’accorder sa huitième audience à la partie civile et l’ouverture du procès devrait être à nouveau ajournée. L’avocat de la famille Barakati réclame que des cadres de l’appareil sécuritaire de l’époque, en dehors des simples policiers, soient également traduits en justice. Et faute d’accusés, le chemin juridique sera sans doute long. L’affaire Barakati illustre les progrès mais aussi les manquements de la justice transitionnelle en Tunisie, un an après la clôture de travaux de l'Instance verité et dignité.
Retour sur les travaux de l'Instance vérité et dignité
En 2014, l’Instance Vérité et Dignité est créée dans le sillage de la chute du régime de Ben Ali en janvier 2011 et l’institution est chargée de rendre justice aux victimes des dictatures et de faire la lumière sur les atteintes aux droits de l’Homme commis entre 1955 et 2013. L’Instance auditionne près de 50 000 victimes présumées et familles de victimes. Au bout de 4 ans, l’Instance rend ses travaux. Une loi est alors votée par le parlement pour faciliter les poursuites. Plus de 174 dossiers présentés par l’Instance sont alors retenus par la Justice.
Un an après le lancement des instructions judiciaires, les résultats restent maigres. Sawla El Gantri est directrice du Bureau tunisien du Centre international pour la justice transitionnelle. L’ONG conseille juridiquement les familles des victimes. « Le rythme judiciaire est lent, très lent, hélas trop lent », constate Sawla El Gantri. « Des chambres spéciales existent mais aucun magistrat n’a réellement été détaché pour travailler exclusivement sur ces dossiers. Les juges et les procureurs doivent gérer d’autres dossiers de droit commun. L’Etat tunisien est financièrement exsangue et l’état matériel de l’appareil judiciaire laisse à désirer », indique Sawla El Gantri.
Messaoud Romdhani, militant des droits humains, abonde dans le même sens : « Les rares verdicts, concernant les crimes des régimes de Bourguiba et de Ben Ali ont été rendus par des cours militaires. Ces tribunaux ne dépendent pas de ces chambres de justice créées spécialement ».
Et la question de la justice transitionnelle ne constitue plus réellement une priorité politique car l’opinion publique semble désireuse de tourner la page. Les budgets ne suivent donc pas. Les magistrats dans leur très grande majorité rédigent eux-mêmes le contenu de leurs audiences et procès par manque de greffiers. Contacté à plusieurs reprise le ministère de la Justice n'a pas répondu à nos demandes d'interview.
Le manque de moyens n’explique pas seulement la lenteur des instructions. « Les accusés souvent ne sont pas présents. Certains sont morts. Enfin il n’y a pas de loi sur la protection des témoins en Tunisie », note Sawla El Gantri. Des anciens cadres du régime de Ben Ali conservent des fonctions au sein de l’Etat et aussi au sein de la Justice. « La haute magistrature qui exerçait sous Ben Ali est restée la même », précise de son coté Messaoud Romdhani.
L’attention médiatique sur ces questions est retombée. « Des auditions de l’Instance vérité et dignité ont certes été diffusées par la télévision publique mais depuis le grand public s'est détourné de ces débats », rappelle Messaoud Romdhani. « Le Tunisien est bien plus préoccupé par les questions économiques et sociale, la montée des prix, l’emploi », constate Messaoud Romdhani.
Le désintérêt d’une partie de l’opinion publique est également lié au fait qu’une partie du pays s’est sentie exclue de ce processus. « Les militants, les personnes éduquées ont eu le réflexe de saisir l’Instance vérité et dignité pour tenter de faire avancer leurs cas. Les populations pauvres et marginalisées n’ont pas eu ce reflexe. Elles n’ont pas ce capital culturel, cette connaissance des institutions. Et, pourtant, ce sont ces populations, celles de la Tunisie de l’intérieur, qui se sont révoltées contre les régimes de Bourguiba et de Ben Ali. Ce sont les pauvres de Kasserine qui ont renversé le régime de Ben Ali et non pas les intellectuels de Tunis. L’association que je présidais (Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux) a porté des dossiers, notamment celui de la répression contre les grévistes dans le bassin minier de Gafsa en 2008. Les familles des victimes n’auraient pas eu le réflexe de le faire », explique Messaoud Romdhani.
Salwa El Gantri pointe de son côté les responsabilités de l’Instance. « L’Instance avance le chiffre de 50 000 auditions effectuées en quatre ans. Mais beaucoup de Tunisiens qui auraient pu témoigner ne savaient même pas qu’ils en avaient la possibilité légale. L’Instance aurait dû davantage communiquer sur ces travaux. Ce sont des ONG qui ont fait avec leurs moyens limités l’effort d’accompagner les victimes et les familles de victimes dans leurs démarches », ajoute la responsable d’ONG.
Certaines ONG dépassées par l'ampleur de la tâche ont décidé par exemple de porter plainte pour l'ensemble d'une région. « Nous avons déposé une plainte devant l'Instance pour l'ensemble de la région de Kasserine victime de la répression des forces de Ben Ali en décembre 2010 et janvier 2011. Notre plainte globale n'était pas recevable d'un point de vue juridique, car non individualisée, mais nous l'avons fait pour tous ces 'oubliés' de la répression», explique Messaoud Romdhani, militant des droits de l'homme.
L'Instance Vérité et Dignité s'est toujours défendue de cette accusation d'être restée trop centrée sur Tunis. Le rapport final pointe le fait que des milliers de témoins ont été entendus dans les différents bureaux régionaux de l'Instance, de Gabès à Sousse en passant par la région de Kasserine. "Aucune région n'a été oubliée", plaide l'Instance dans son rapport final.
Certains dossiers ont surtout été déposés tardivement. C'est le cas de celui emblématique de la répression des émeutes du pain de 1984. Le 3 janvier 1984, des manifestations massives ont secoué toutes les régions du pays pour protester contre la décision du gouvernement d’augmenter le prix du pain et des céréales de plus de 100%. Les forces de l’ordre, du régime de Habib Bourguiba, ont riposté à balles réelles, entraînant la mort de dizaines de personnes. Ce 3 janvier 2020 sur l’avenue Bourguiba à Tunis, des dizaines de familles de victimes manifestaient, réclamant qu’une instruction judiciaire soit enfin lancée. Aucun procès n’est pour l’instant en vue.
Dans des propos rapportés par le quotidien français Le Monde, daté du 8 janvier 2019, la présidente Sihem Bensedrine de l'Instance Vérité et Dignité reconnaît que "le processus judiciaire reste assez lent » mais appelle à la patience. La présidente de l'Instance qui aujourd'hui n'existe plus, milite pour la création d’une commission auprès du Parlement chargée de s’assurer le suivi des procès. L'Instance avait proposé également dans son rapport de mettre en place un fond de réparation pour les victimes. Sihem Bensedrine réclame que ce fond soit supervisé par le Parlement.
La justice transitionnelle reste donc un enjeu démocratique pour de nombreux responsables de la société civile, dont Salwa El Gantri. « Elle dépasse la seule réparation des crimes commis par les régimes précédents. Elle constitue pour une population un apprentissage des droits les plus fondamentaux, constitutif de toute société democratique.»